C’est là-bas que tout a commencé. Sur une terre pourtant volcanique, parfois brûlée par la lave, la « semence » a pris. L’enchaînement de trois sports et trois distances gargantuesques a donné naissance au triathlon, et à la distance Ironman. Sans fioritures, ni trop de règles, et dans un style minimaliste. En toute impunité, dans la mouvance « libertaire » des années 70. Et plutôt en catimini, bien loin du grand « barnum » que le circuit Ironman est devenu. Il faut croire que l’idée des époux Collins était la bonne ; que le site choisi – l’archipel d’Hawaii – était idéal. Depuis près de 45 ans, la « flamme » de l’Ironman Hawaii continue de briller dans le cœur de centaines de « Pros », et dans celui de milliers d’amateurs, qui rêvent tous un jour de fouler cette Terre Promise du triathlon…. Depuis l’an dernier, IRONMAN a décidé d’opérer une rotation chaque année avec un autre site pour organiser les championnats du monde. Kona n’accueille donc plus qu’un des deux genres (homme sou femmes), chaque mois d’octobre.Une idée diversement appréciée dans le milieu. On ne touche pas au mythe hawaiien !
L’histoire du triathlon moderne est intimement liée à un continent, l’Amérique, et à deux de ses états parmi les plus symboliques du rêve américain. La Californie des années 70, d’abord, où tout est permis, et notamment le fait de s’adonner à de nouveaux sports, de glisse, notamment, mais pas que. Et ensuite le 50e et dernier état à être admis dans l’union, celui de Hawaii. C’est sur cette côte Ouest et au milieu du Pacifique que va s’écrire la légende du triathlon. Enfant des beatniks, de la Californie hippie, le triathlète « cheveux longs – slip de bain – nombril à l’air » s’est éclaté, a ouvert des brèches dans le monde des sports d’endurance, se créant un univers à part, singulier, avec des codes qui se mettront peu à peu en place.
Une idée de format sortie d’une discussion de bar….
Alors que l’Europe de la Belle Epoque avait initié les prémices des épreuves combinées dans les années 20 (enchaînement de course, vélo, aviron, voire natation ou canotage appelé Course des Trois ports, des Touche-à-tout, ou des Débrouillards), c’est véritablement la nouvelle vague de sportifs californiens qui va implanter durablement cette nouvelle discipline appelée triathlon, et qui va en favoriser l’émergence. On retrouve trace d’une première épreuve officiellement nommée « triathlon » à San Diego en 1974, même si l’ordre des disciplines n’est pas celui connu actuellement (mais plutôt un enchaînement course-cyclisme-natation). Plus tard, la légende dit que c’est dans un bar de Honolulu, Le Primo, que le triptyque tel qu’on le connaît aujourd’hui a pris officiellement vie. La « faute » à un défi que se sont lancés, après quelques pintes sans doute, des Marines de l’US Navy basés sur l’archipel. Les militaires en mal d’exercices se sont ainsi demandés, qui, du nageur, du coureur, ou du cycliste était l’athlète le plus complet, et le plus costaud. Pour trancher le débat, le commandant John Collins, figurant déjà parmi les 46 finishers du triathlon de San Diego précédemment cité, suggère alors que le meilleur athlète pourrait être le vainqueur d’une compétition réunissant les trois courses les plus éprouvantes de l’archipel :
- le Waikiki Roughwater Swim (3,85 km de natation) ;
- la course cycliste Around-Oahu (185 km à vélo) ;
- le marathon d’Honolulu (42,195 km de course à pied).
Ainsi naquit ce qu’on appelle aujourd’hui le format Ironman. Pas de demi-mesure, ni de format intermédiaire, pour ces véritables pionniers. D’emblée, la « forte dose ». Collins ajuste simplement les parcours des épreuves existantes de manière à faire coïncider les points d’arrivée et ceux de départ, sur les rivages de Waikiki. Et il ajoute : « Celui qui finira le premier, nous l’appellerons l’homme de fer ». C’est ainsi qu’en février 1978, à Honolulu, 15 hommes tentent ce triptyque infernal. 12 le terminent, et chacun d’entre eux reçoit une figurine en fer. Gordon Haller est le premier à franchir la ligne, en 11h46 :58, tandis que John Collins termine en 17 heures. L’année suivante, rebelote. Ils sont plus d’une cinquantaine à tenter le défi, dont une première femme, Lyn Lemaire, cycliste de son état, qui terminera 5e au scratch. Alors que la gente féminine est privée de dossard sur les courses hors stade comme le marathon, le triathlon fait déjà preuve d’ouverture d’esprit en acceptant tout naturellement les filles en son sein.
Kona change de dimension chaque mois d’octobre
La distance Ironman est née et bien née, et grâce à un reportage paru dans Sport Illustrated, puis à un premier reportage TV, l’évènement va connaître un succès inattendu. Au fil des ans et des éditions, l’archipel hawaiien devient le site incontournable de la discipline. Si l’évènement se déplace de Oahu à Kona en 1981, c’est pour répondre au succès grandissant de l’épreuve, et mettre les athlètes dans les meilleures conditions.
Plus de 45 ans après, on y vient encore par milliers, chaque fin de saison, pour participer à ce qui est devenu, en 1990, les Championnats du monde de la distance Ironman. Tout au long de la saison, plus de 100 000 athlètes tentent de décrocher leur fameux « slot » sur les centaines d’Ironman organisés aujourd’hui dans 55 pays, donnant accès à la finale hawaïenne.
Kona, une petite ville de 12 000 habitants, vit alors au rythme du triathlon une fois l’an. Dans cette zone volcanique, épicentre du tremblement de terre de 2006, et frappée par l’éruption du volcan Kīlauea en 2018, le triathlon a fait son trou, sous les yeux d’autochtones médusés par le déferlement soudain, au mois d’octobre de chaque année, de ces drôles de sportifs à l’accoutrement jugé parfois inapproprié (*), et de leur « barnum ». Impossible d’échapper à la folie Ironman durant cette quinzaine d’octobre à Kona, notamment autour du fameux Pier, où, dès potron-minet, les triathlètes en proie au décalage horaire viennent goûter aux eaux chaudes du Pacifique, et se rassurer avant le Jour J. Aux côtés des raies mantas, des dauphins, ou des tortues de la Baie du Capitaine Cook, la plupart des triathlètes groupes d’âges vit un rêve éveillé lors de son séjour. Les journées se suivent et se ressemblent alors pour les qualifiés à la finale mondiale, qui tantôt vont peaufiner leur réglages vélo, affronter le fameux vent hawaïen, et tester leurs sensations sur la fameuse QueenK Highway, ou courir dans l’humidité et la chaleur ambiante sur les sections mythiques du marathon, dans Energy Lab, ce vaste champ de lave bouillonnant, ou sur Palani Road et ses petites bosses ou relances…
Sans jamais s’en lasser, à l’image de ce que nous disait Anthony Philippe 15 participations à Hawaii, et Champion du monde 50-54 ans en 2019. « Je n’ai vraiment pas l’impression d’avoir fait cette course 15 fois ! Chaque fois que je retourne sur cette île, je suis émerveillé par les couleurs, les contrastes, la chaleur bienfaisante et surtout, je mesure la chance que j’ai d’être là, avec ma famille, mes amis ! Quand, pour la 1ère fois, j’ai entendu parler de cette « course de fous à l’autre bout du monde », j’étais ado, et le fait que cela se déroule à Hawaii a grandement contribué au côté mythique, inaccessible, de l’évènement ! Le côté paradisiaque de l’île, en total contrepoint de l’enfer de l’épreuve, est un élément fondamental du mythe ! » (**). Tout est réuni sur cette épreuve pour qu’elle devienne un mythe : un décor de rêve, une ambiance singulière, un enrobage marketing parfait, un parcours pas si facile qu’il n’y paraît, à cause de conditions météo souvent très changeantes et difficiles, et une dramaturgie certaine inhérente à ce type d’évènement d’ultra endurance. L’arrivée rampante de Julie Moss, en 1982, les défaillances soudaines des uns ou des autres, la « résurrection » d’athlètes revenus de l’arrière, l’accomplissement de tous, autant d’images et de moments qui participent de l’Histoire et de la mythologie hawaiienne.
Rejoindre les légendes de ce sport…
Courir à Kona, et franchir cette finish line, c’est rejoindre dans la légende les pionniers de la discipline, tel que Dave Scott, Mark Allen, Scott Molina ou Scott Tinley, qui auront donné leur lettres d’or à l’épreuve dans ses premières années, en remportant à eux quatre 13 éditions, et auront, grâce à leurs exploits, popularisé le triple effort sur toute la planète. C’est pouvoir dire qu’on a couru aux côtés des stars des années 90-2000 nommées Greg Welch, Luc Van Lierde, Thomas Hellriegel, Jürgen Zack, Peter Reid, Tim de Boom, Normann Stadler… C’est revivre la poignée de main hallucinante, en plein marathon, en 2010, entre Chris Mac Cormack et Andreas Raelert, qui laissera filer l’Australien vers un 2e sacre… C’est admirer, de loin, la domination allemande de ces dernières années, où Patrick Lange, Jan Frodeno et Sebastian Kienle se sont partagés les 6 derniers titres en date. C’est enfin admirer la progression fulgurante des athlètes féminines, qui, de Paula Newby Fraser à Natascha Badmann, en passant par Chrissie Wellington, Mirinda Carfrae ou Daniela Ryf, ont sans cesse réduit l’écart avec leurs homologues masculins.
Des générations d’athlètes, professionnels ou non, ont fondé et continuent de fonder leur saison sur cet événement, et la planifient leur saison, à la recherche du précieux « Slot » qualificatif qui leur donnera le droit de se mesurer sur LA course de l’année, courant octobre. Pour les triathlètes « amateurs », c’est le « Graal » ultime, celui qui nécessite un niveau d’implication et de compétitivité toujours plus grand, du fait d’une densité qui s’est élevée au fil des ans. Un sésame qui impose également des efforts financiers conséquents pour se payer le voyage et le séjour, une fois la qualification acquise. Mais comme le disait John Collins : « Nagez 2,4 miles ! Roulez 112 miles ! Courez 26,2 miles ! Et vantez-vous pour le reste de votre vie ! ».
Un rêve écorné….
En businessman avérés, les patrons de l’Ironman ont voulu rendre le rêve hawaiien toujours plus accessible. En quelques années, le nombre de qualifiés pour la finale de Kona est ainsi passé de 1700 à 2300 unités, ce qui a engendré des problèmes de drafting, notamment, remettant l’équité de la course en cause. Les départs par vague, initiés en 2019, ont rectifié cette déviance. Mais ont fait disparaître le « mass start », si symbolique d’une discipline où chacun, du champion à l’amateur, pouvait se targuer de prendre le départ d’une même épreuve, côte à côte. Le mythe est-il en passe d’être déprécié, à trop vouloir le rendre accessible ? Le côté « aventure » des débuts a assurément déserté les rives du Pier de Kona, pour rester sur les berges plus calmes de Waikiki Beach, à Honolulu. La technologie a fait son oeuvre. Le combo slip de bain / débardeur a disparu au profit des trifonctions high tech et des capteurs de puissance. Mais peut-on reprocher au triathlon de vivre avec son temps ? Anthony Philippe nous donnait son sentiment : « Oui, il y a eu une évolution, mais pour moi, l’essence de ce sport reste la même : quand tu es au 30e kilomètre du marathon, au milieu des champs de lave ce n’est pas ta montre, qui donne ta vitesse avec 10 chiffres après la virgule, qui va te faire aller plus vite, mais c’est toujours ta préparation, ton entraînement, ta volonté qui te feront avancer ».
L’an dernier, Ironman a malgré tout décidé de séparer, désormais, les courses hommes et femmes, et de les organiser une fois sur deux à Kona. Les infrastructures de la petite bourgade ne supporterait plus de recevoir autant d’athlètes sur un week-end….En 2023, les femmes ont donc concouru sur le Championnat du monde Ironman à Kona, et en 2024, ce sera autour des Hommes (alors que les femmes concourront à Nice). Un coup de poignard dans le dos pour beaucoup de ceux et celles qui rêvaient de voir un sport unifié, a fortiori dans une période qui prône l’inclusion à tout crin….
(*) Les triathlètes qui débarquaient, les premières années, en « petite tenue » dans les restaurants et les lieux de vie de l’île étaient la risée de la population locale. La communauté triathlétique, a, depuis, tourné ça en auto-dérision, en créant l’Underpants Run quelques jours avant la course, où chacun défile en sous-vêtements dans les rues de Kona…
(**) Interview parue dans TRIMAG N°88
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